Extrait de l’avant-propos




Rendre commun le dissemblable
Enjeux des restitutions

Qu’est-ce qui s’y passe ? Des êtres entrent ou apparaissent. Ils sont comme de passage. Ce sont des formes de théâtre, d’un théâtre arrangé avec ce qu’il y avait, des matériaux simples et des habits de friperie. Ils parlent, parfois, mais ce sont autant des pensées elles aussi de passage que des paroles adressées. Souvent celles-ci rapportent une expérience du monde leur révélant, de mille manières, sa variété et sa complexité. Et si les textes, mêlés, peuvent être de Kafka, Gadda, Walser, Hölderlin, Dante ou Shakespeare, ces figures retiennent de leurs descriptions les mouvements continus, les décisions incertaines, les rencontres fortuites, les mémoires disparates qui peuplent l’existence – l’expérience concrète de l’être, du corps et de la pensée pris dans le mouvement de la vie qui va, comment elle louvoie et ce qu’elle charrie, et ces déviations ou dérivations à peine perceptibles qui la font.

Il faut alors percevoir à quel point c’est le théâtre lui-même que François Tanguy s’est attaché à dramatiser, et non telle ou telle situation du monde ou d’un récit. Il semble que Tanguy ait ainsi constaté très tôt que le lien qui rapprochait ou semblait rapprocher le théâtre et la société s’est rompu ou corrompu. Pourtant, en constatant l’impuissance de la scène à dire le monde, à recouvrir l’expérience, à interpeller frontalement l’espace public sur ses habitudes et ses modalités, Tanguy ne fait pas pour autant du théâtre un jeu de formes. Il en revient à ses données concrètes et pratiques. Dans ce temps et ce lieu, écoutes et regards en sont rendus à chercher du sens à ce qui se présente à eux, moins ensemble que dans le même temps et le même lieu. Or dans notre monde démultiplié, les formes et les paroles ne sont plus attachées de façon évidente à telle ou telle signification ; et ce qui vaut ici ne vaut pas là, ce qui est actif ici sera aberrant ailleurs... – lapalissades. En revanche, la recherche de chacun à donner sens ou à attribuer une place, une fonction, une présence, une valence à ce qu’il croise ou rencontre – c’est-à-dire la puissance spectatrice –, celle-là est toujours active. Cette puissance propre à chacun qui nous permet de nous penser nous-mêmes et de nous lier, par la parole, à d’autres que nous, fonde la représentation théâtrale et survit à son impuissance.

(…) Ainsi, il s’agit d’éprouver la possibilité même que quelque chose circule, aussi ténu soit-il, entre des instances qui sont aussi diverses que ce qui compose l’existence : le passé, les mémoires, le sens, les pensées, les euphories et les désirs, le drôle et le poignant, les attachements et les incertitudes ; et vous et moi. Le théâtre devient l’occasion précaire non pas de résoudre l’énigme de l’existence, ni de refonder la communauté autour de nouveaux centres attrayants et convaincants, mais de dramatiser la représentation elle-même en tant qu’elle est conjointement un rassemblement du disparate et de l’ordinaire et les vestiges de formes auxquelles des générations ont attaché leur présence. Il s’agit ainsi, comme le dit Maguy Marin dans un entretien publié dans ce numéro, d’une proposition de théâtre dans le retrait, d’une présence qui regarde non par devant elle-même mais comme par derrière ; ou, pour citer Tanguy, d’un tenir-lieu sans prendre la place – ce qui vaut pour le jeu de l’acteur, le rapport au spectateur ou la présence dans la ville.

Eric Vautrin
Théâtre/Public n°214, extrait de l’avant-propos p. 5-11




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